Il y a un moment où, aussi indulgent qu’on puisse être, attendri même devant les agitations paniquées et
spéculatives des uns et des autres, à leurs réflexes effarés ou à leur tétanie, l’impuissance à concevoir, à penser, à agir cette crise est, quand même, pathétique. Que des gens brillants
puissent à ce point buter intellectuellement, il se trouve que c’est sacrément dommage. Et de voir revenir des conceptions usées, épuisées, archaïques, parfaitement étrangères aux problèmes
actuels, c’est bien la preuve de l’affolement de ces gens face au blocage de leur pensée.
Que ces gens dits de droite, goupillent maladroitement des plans de sauvetages des établissements financiers, ici (aux Etats-Unis) en y allant pas à pas, timidement,
avec un retard et une faiblesse désarmée, où là (en France) en faisant preuve d’une générosité inconsciente, avec pour ambition de rester aussi discrets que possible pour sauver de ce système
dérégulé ce qui peut se sauver ou que d’autres dits de gauche se gargarisent prématurément en y voyant la fin d’un système délirant où l’économie virtuelle est devenue folle, il n’y a pas une
personne parmi ces brillants penseurs pour faire face à ce qui s’offre sous leurs yeux, une opportunité immense de remettre en cause fondamentalement le rapport à l’économie.
A les entendre, à les voir, on pourrait bel et bien croire que la politique n’a pas été pensée depuis Marx, sans doute que les échos des travaux qui ont été menés
depuis ne sont pas venus jusqu’à eux.
Penser l’économie.
Cette financiarisation de l’économie, comme c’est appelé, cette espèce de cancer autocrinien, cette abstraction virtuose, il se trouve qu’elle n’est pas venue de
nulle part, qu’elle coïncide et répond précisément à tout un agencement. Elle est post-structuraliste, elle est godardienne, durassienne, lachenmannienne. Elle est, évidemment, éblouissante. Elle
participe du même mécanisme que la pensée en mouvement de Deleuze. D’une part, en se déconnectant du « réel », l’économie dite financière se fabrique elle-même par elle-même, se met en abîme, de
la même façon et pour les mêmes raisons qu’il a été possible pour Godard de faire un film sur faire un film, pour Duras d’écrire sur écrire, d’écrire d’écrire, et pour Lachenmann
d’instrumentaliser l’instrument, de composer la composition. Avec l’émergence conceptuelle du Signifiant saussurien, c’est-à-dire le divorce conceptuel entre réel et symbolique, le symbolique
s’est mis à circuler en roue libre. Le « virtuel » a pu devenir le matériau à part entière du « virtuel », tout autant que le « réel ». Il s’est avéré, précisément, que la question entre «
virtuel » et « réel » ne se posait pas, que l’un est l’autre était « réalité », matériaux consistants et conséquents. Que les économistes puissent concevoir, c’est-à-dire aient à leur disposition
des outils conceptuels pour fabriquer, une économie qui ne repose sur rien, qui se repose sur elle-même, à ce moment précis de l’évolution de la pensée et de la création, il se trouve que c’est
la moindre des choses. D’autre part, la mobilité, la dynamique libérale de ces flux financiers, leur polymorphie, leur délire désirant dans une course indéfinie, leur fuite faite de valeurs qui
n’en ont pas, qui s’entendent, qui s’accordent arbitrairement et déjà s’échappent et se trahissent, les rapports mouvementés différentiels qui s’agencent et déjà se recomposent, coïncident très
précisément avec le point auquel la pensée et la création sont arrivés. Les économistes économisent comme les philosophes pensent et les créateurs créent, aujourd’hui, après l’effondrement des
idéaux, la mort nietzschéenne des dieux, la lassitude rimbaldienne de la beauté et le coup fatal d’Heidegger porté aux dogmes, en mouvement, sans ne plus rien fonder.
Ne pas mesurer la virtuosité, la nécessité, la contemporanéité de l’économie dite « virtuelle », de la financiarisation du capital, c’est ne pas comprendre dans quel
monde on vit. Et je vais vous dire, aujourd’hui, face à la crise, ni ceux qui sont à droite, ni ceux qui sont à gauche ne semblent rien y comprendre. Les plans mis au point par les dirigeants de
« droite » amortissent la dynamique libérale, l’alourdissent, l’affaiblissent, l’épuisent et vont à son encontre en croyant la soutenir et les projets des dirigeants de « gauche » réduisent le
problème à une équation marxiste d’un autre âge qui veut que l’économie doit rester « réelle », la finance au service de la production et le travail, la valeur fondamentale du capital. Ce qu’il
faut voir, c’est que ces plans et projets ne sont pas autre chose que des vœux pieux, qui ne seront pas suivis d’effets, tant ils répondent à côté. Ils prennent le problème au niveau de sa
parole, dans une logique de pouvoir magique de contrôle, qui n’aura, quoi qu’il en soit, aucune effectuation autre que « collatérale » comme on dit. Ce qu’il faut voir, c’est que la question de
la mécanique d’abstraction de l’économie ne leur est pas posée, qu’ils peuvent nous faire part de tous les souhaits qu’ils veulent, cette mécanique ne leur demande pas leur avis, préoccupée
qu’elle est à suivre le cours de ses propres effectuations, dont cette crise est un écho.
Poser le problème économique.
Quand on pense cette crise donc, il s’agit d’étudier précisément les éléments indispensables pour y voir clair et ceux qui polluent nos considérations. A cette
étape, la question ne se pose pas de savoir si la libéralisation économique est une bonne chose ou pas, ni si l’Etat providence doit être renforcé, ce sont des questions dogmatiques qui n’auront
aucun effet sur la crise. A cette étape, la libéralisation économique a trouvé un développement qui participe à toute l’avancée de la philosophie et de la création. Elle pourrait être immensément
puissante. Elle ne semble pas pour autant s’effectuer autrement qu’en étant parfaitement impitoyable et cruelle. Je veux esquisser brièvement plusieurs points avant de les connecter.
D’abord, le concept démocratique, me paraît être celui le plus propice à la richesse d’un pays. C’est-à-dire, je pense qu’un pays a intérêt à laisser les gens libres
de suivre leur propres cheminements, parce qu’ils iront beaucoup plus loin qu’en étant sans cesse rabattus, découragés, abattus par ce besoin qui les tient, ce désir de faire de l’argent. Si ce
désir maintient une certaine cohésion, une certaine tranquillité, il épuise aussi toutes les forces. Il faut prendre le risque de l’erreur, de l’échec, de l’effondrement, de la perte, comme celui
de la violence et de l’émeute.
Ensuite, le libéralisme économique dogmatique et anti-démocratique, comme il est organisé, ne peut pas se maintenir, parce qu’il s’effectue dans une logique de loi
du plus fort. C’est son immense point faible, qui participe à l’épuisement des forces. Et si ce n’est pas l’Etat providence qui est à même de soutenir les plus faibles, si ce problème ne peut
plus se poser, il est certain qu’il paraît nécessaire de reconsidérer la grille qui donne leurs valeurs aux choses et aux gens, puisqu’il se trouve que les gens ont une valeur, l’erreur se
trouvant là.
Enfin, si les flux financiers circulent avec une agilité et une virtuosité réjouissantes, leurs connexions à l’économie dite « réelle » les plombent. Que ce système
s’effondre, délire à nouveau, s’effondre encore, cela participe à des ajustements qui suivent leur propre logique et s’avèrent nécessaires. Il pourrait aller beaucoup plus vite, plus loin, plus
fort. Le problème n’est pas dans cette cadence hystérique, mais dans les connexions de cette organisation au « réel ». La logique mécanique de l’économie dite « réelle » et celle « virtuelle »
sont à ce point différentes qu’elles se court-circuitent. Celle-ci devient féroce et sanglante quand elle s’applique à celle-là, comme on commence à le voir aujourd’hui, et celle-là peinant à
suivre, s’épuisant dans la course derrière celle-ci.
Le problème de la crise aujourd’hui, c’est que l’économie « réelle » ne s’est pas adaptée et s’est laissée malmenée par l’agilité de l’économie « virtuelle
».
Et le problème des plans et projets politiques qui tentent des réponses à cette crise, c’est qu’ils interfèrent dans la logique de l’économie « virtuelle » là où ils
devraient mettre tous leurs moyens pour exempter l’économie « réelle » des soubresauts de celle-ci. La démarche est à ce point naïve et impuissante qu’elle ne peut être qu’imbécile.
Je propose, et je le propose avec tout mon sérieux, aussi malicieux et radical que cela soit, je propose de mettre fin à l’économie réelle, c’est-à-dire de prendre
acte que l’économie n’est pas autre chose que ce qu’on appelle celle « virtuelle », d’accepter que l’économie réelle est morte et se perd dans des questions qui ne se posent plus. Je propose de
faire face à cette économie de flux, une fois dégager de la pensée ces reliques de la production, du travail ou encore de l’Etat d’un autre âge, pour déterminer comment nous allons tous pouvoir
enfin nous servir. Je propose de saisir la possibilité réjouissante de considérer l’argent pour ce qu’il est, pour ce qu’il apparaît de façon si flagrante être ces jours-ci : un
délire.