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9 février 2010 2 09 /02 /février /2010 22:50

Anna Halprin - Parade and Changes

annahalprin.jpg  Alors il y a quelque chose qui va particulièrement m’amuser d’aller regarder, ce sont les temps où les choses ne sont pas… j’allais dire organisées… Je ne peux pas dire ça, on ne peut pas ne pas organiser les choses. Organiser, c’est comme parler ou n’importe quel courant de délire, ça se fait de toutes façons. Disons un point arbitraire où les choses ne sont pas rationnelles, où le rationalisme, ce n’est même pas venu à l’idée des gens, identifier/différentier, fabriquer des îlots de singularités, c’est-à-dire des points ou des seuils illusoires de singularités isolées. Vous pouviez vous attendre à lire ici la seconde partie de ce texte dit « de la puissance », mais quelque chose me dit que, si vous suivez cette recherche, vous ne serez pas surpris que j’aborde complètement autre chose.


  Ces temps, ces séquences plutôt, j’ai eu l’idée d’aller les chercher dans les cuisines du Moyen-Âge. Mon idée m’amuse beaucoup, elle est tellement simple : quand on regarde une recette de cuisine de nos jours, elle est parfaitement rationnelle, qu’on l’aborde dans ce quelle a de classique : elle pose un objectif idéal à atteindre et soumet ses ingrédients minutieusement définis (tant de grammes de ceci, tant de centilitres de cela…) pour les faire converger ; ou qu’on la prenne dans ses inventions modernes avec la gastronomie, qui procède, un peu comme le faisait Kandinsky dans ses compositions, qui après avoir différentié formes, couleurs et lignes, les faisait dialoguer, on l’a vu – soit dit en passant, s’il était venu à l’idée des cuisiniers de s’inspirer de Rauschenberg, on nous ferait manger les assiettes et la table –, en associant et agençant des saveurs et des textures qui se complètent ou se contredisent – il m’est arrivé dans un restaurant où le chef fait preuve d’une inventivité particulièrement réjouissante d’atteindre le point où je trouvais une proposition épouvantable et de me réjouir que son insolence puisse aller jusque-là, jusqu’à agresser mes habitudes (pour ceux que cela inquièterait, les autres plats étaient aussi surprenants qu’exquis) –.


  Au fait, vous avez toute une activité rigoureusement rationalisée, qui m’a amené à aller regarder comment les choses s’organisaient dans une séquence où le rationalisme n’avait pas encore pris, comme on dit de la glace, ou de toutes ces choses qui se figent. Et ce que j’y ai trouvé, j’avoue que j’aurais pu assez le deviner, même si cela allait bien au-delà encore de ce à quoi j’aurais pu rêver…



La cuisine de l’organisation


  Je commencerai par les plats eux-mêmes… Vous avez des sortes d’ouvrages qui consignent ces recettes médiévales. On en trouve notamment un dit Le Viandier de Taillevent, qui recueille les recettes de ce personnage Taillevent, ou Guillaume Tirel, qui aurait officié dans les cuisines de Philippe de Valois et des Charles V et VI. Je me suis dit d’abord, qu’évidemment au XIIIe ou XIVe siècle, on ne risquait pas de trouver des ingrédients minutieusement listés, que tout au plus on pouvait s’attendre à ce qui se fait dans les recettes anglo-saxonnes qui utilisent des tasses comme mesure (3 tasses et demi de ceci, une demie tasse de cela, etc.)… Mais la recette est plus vague encore, aussi bien dans ses ingrédients, dans son temps de cuisson ou dans son assaisonnement. Je recopie une recette au hasard, par exemple celle du bouillon de cresson dans sa version dite de la Bibliothèque Nationale :


Poree de cresson. Metés parboullir une poingnié de betes avequez puis la tornez et hachiés et friolés en huille puis la metez boullir en lait d’almendes ou en charnage en l’eaue de la chair ou au frommage soit sallee apoint et le cression soit bien esleu. (Bouillon de cresson. Faites bien bouillir avec une poignée de bettes. Puis tournez-la. Hachez. Faites frire dans de l’huile. Puis faites-la bouillir dans du lait d’amandes ou en dehors du Carême dans l’eau de cuisson de la viande ou avec du fromage. Qu’il soit salé à  point. Que le cresson soit bien trié.) (d’autres recettes ici : http://www.lesvieillescasseroles.be/)


  Il faut maintenant imaginer les possibilités d’organisation qu’offre une recette pareille. Il faut pressentir les marges qu’elle laisse à chacun d’ajuster et d’accommoder. Il faut voir qu’elle ne pose aucun référent impératif, qu’elle laisse libre à chacun par exemple de « saler à point », c’est-à-dire selon son goût. Alors voilà, nous voici devant quelque chose qui n’est pas défini, qui suggère, qui voisine, qui est en cours, qui demande à être travaillé, adapté, repris, arrangé. Je vais faire un petit détour. Au stade du miroir lacanien, au moment où vous apprenez à marcher, au moment où votre corps se met en branle et s’organise, il est dit qu’alors que les gestes sont encore maladroits, c’est le reflet dans le miroir qui finit de préciser l’exécution des pas. C’est à ce moment précis que vous êtes ravis dans un monde spéculaire, que vous n’écoutez plus vos sensations mais que vous prenez comme référent quelque chose de l’ordre du symbole – la danse contemporaine, qui ne connaît pas les miroirs, pulvérise ce stade, par exemple –. Si les recettes de nos jours sont normatives et impératives, regardez ce corps médiéval en cuisine, forcé d’interroger ses sens, sa vue, son odorat, son goût pour déterminer si, selon lui, ce sera assez cuit et assez salé, si les ingrédients se retrouvent ou non dans de bonnes proportions, etc. Alors de nos jours, évidemment, personne ne respecte jamais les recettes, et chacun y va de sa touche personnelle, comme on dit, certes, mais encore se soucie-t-on d’un objectif, d’un résultat idéal à atteindre… regardez, j’insiste, ce corps du Moyen-Âge livré à lui-même, qui, comme un marcheur qui irait sans miroir, ne s’en remet qu’à  ses sens. Enfin, par ailleurs, quant à savoir si le plat avait toujours le même goût, la même couleur, la même texture, etc. d’une fois sur l’autre, je suis presque certain que la question ne se posait pas. Et puis pour la plupart des gens, la question ne se posait pas non plus de savoir s’il fallait tel ou tel ingrédient précis, on y allait sans doute avec ce qu’on avait, ce que le champ avait donné, les bêtes que l’on avait chassé ou ce que l’on avait su conserver. On jouait avec les possibilités, on ne se permettait pas les caprices… Le caprice est un luxe de notre époque, on ne mesure pas quel charme c’est. Bref, il faut voir, à partir de cette esquisse de recette, un corps faire avec ce qu’il a, saisir les possibilités, adapter, accommoder selon son goût et son plaisir, mais aussi, peut-être, parfois, selon sa fatigue et sa faim.


  Jusque-là, les différences ne sont peut-être pas notables, tout au plus ignore-t-on la norme impérative et le narcissisme des idéaux, mais on imagine bien qu’un corps en cuisine au Moyen-Âge se souciait tout autant qu’aujourd’hui que son plat soit bon. Je n’aurais jamais cru un jour parler si sérieusement de cuisine dans mes recherches, et pour convaincu que je sois de la pertinence de ce détour, j’en suis, au moins autant, hilare. Je continue… Il est d’autres points où les différences se remarquent… Le Moyen-Âge, par exemple, ne connaissait pas le même rapport que nous avec les identités/différentiations, qui n’avaient pas encore avalé le monde. L’indifférentiation est savoureuse en ce qui concerne le salé et le sucré, qui ne se laissaient pas distinguer et se retrouvaient sur les mêmes tables dans un ordre indifférent ou encore dans le même plat. On trouve dans Le Viandier de Taillevent, dans Le Ménagier de Paris, livre qu’on estime écrit au XIVe siècle, comme dans d’autres recueils, toutes sortes de recettes qui mélangent ici des pruneaux, des dattes, des pommes avec du lard et du poulet ou là qui recouvrent de sucre une volaille, des écrevisses, des carpes, des brochets…


  Alors, il y a un point amusant. Ces ouvrages classent leurs recettes en catégories scrupuleusement définies : dans le Viandier, elles se divisent entre les « potages », les « entremés », les « saulces boullues » et « non boullues », les « poissons d’eaue doulce », ceux « de mer ront » et ceux « de mer plats »…, la différentiation est précise… ; dans le Ménagier, on peut voir des exemples de menus, mais la différentiation est plus vague, plus suggestive et se regroupe par temps ou séquences. Je recopie le plus court, celui de « disners de poisson pour caresme » (T2, P.101). L’exemple est trompeur, la plupart des dîners du Ménagier se font en trois mets ou plus…  :


Premiers mets et assiète. Pommes cuites, grosses figues de Prouvence rosties et fueilles de lorier par-dessus, le cresson et le soret au vinaigre, poix coulés, anguilles salées, harens blans, gravé sur friture de mer et d’eaue doulce.

Seconds mets. Carpes, lux, solés rougés, saumons, anguilles.


  Ce qu’il faut voir, c’est que si ces ouvrages regroupent et classent leurs recettes et structurent les repas, on est toujours dans quelque chose de balbutiant et d’imprécis : les plats se servent en même temps sur la table, laissant les convives piocher dans ceux qui se trouvent devant eux, sans se soucier de la rigueur de leur différentiation. Ils ne mangent d’ailleurs pas tous les plats et ne respectent aucun ordre. Et puis encore, quand même, il est un autre détail délicieux… Les convives ne disposent pas de leurs propres assiettes, ils se servent à la main dans les plats de tout le monde et mangent dans des écuelles qu’ils partagent avec leurs voisins, et plus souvent sur des « tranchoirs », des tranches de pain plat. On peut lire avec plaisir, dans ce Ménagier (T2, pp. 105-106) le dégoût que finit par inspirer à la fin du XVIIe siècle, dans un livre cité en note de bas de page (les Délices de la campagne, de Nicolas de Bonnefons, valet de chambre de Louis XIV) ce geste de « prendre cuillérée à cuillérée dans le plat » avec une cuiller qui « au sortir de la bouche puisera dans le plat sans l’essuïer auparavant ». C’est le détail le plus amusant du monde, d’une époque qui n’a pas encore inventé l’individu.


  Regardez-les manger ces gens qui ne connaissent pas les systèmes ni les individus, qui s’organisent, qui réinventent leur organisation, à chaque fois qu’ils cuisinent et à chaque fois qu’ils mangent, improvisant, accommodant, adaptant toujours et encore.


  Mais c’est que le Moyen-Âge a d’autres préoccupations. Si, comme on dit chez Foucault, notre époque est transparente, celle médiévale a le goût… comment dire… du spectacle. C’est avec fracas que se font les percées pour retentir, dans un réseau moins quadrillé qu’aujourd’hui.  Le spectacle des tortures en place publique, les éclats fracassants de guerres incessantes ou encore, vous trouverez le lien forcé peut-être, le spectacle des épices et des couleurs. Les plats du Moyen-Âge se retrouvent remplis d’épices en des proportions qui seraient immangeables aujourd’hui. Le mélange des saveurs tient, on l’a vu avec celui salé/sucré, on le retrouve avec ce goût pour l’acidité qui impose d’ajouter du vin, du vinaigre ou du vertjus dans tant de plats, de l’ordre de l’explosion. Mais les couleurs, elles aussi, jouent un rôle précieux dans cette cuisine, disons, l’époque le veut, histrionique. Car si les ingrédients et recettes ne tendent pas à converger vers un goût idéal, toute la minutie de ce savoir culinaire se soucie des couleurs de chaque met. Le Ménagier offre des exemples éblouissants de ce souci, qui détaille méticuleusement, prenons au hasard, l’attention à porter à la préparation des bettes qui seront plus vertes si elles sont lavées, émincées et bouillies plutôt que bouillies d’abord puis hachées, mais encore : « est plus verte et meilleur celle qui est esleue [triée], puis lavée et puis mincée bien menu, puis esverdée en eaue froide, puis changer l’eaue et laissier tremper en autre eaue, puis espraindre panpelottes et mettre au pot boulir ou boullon avec le lart et de l’eaue de mouton » (T2, p. 141)… Les recettes étaient vagues, imprécises, confuses, laissées à l’appréciation du corps en cuisine, de ses sens, de son goût, mais voici que tout un savoir-faire se précise et se fait rigoureux qui va jusqu’à préconiser de cuire séparément d’une part « les piés, la queue et la caillette qui sont noires » du mouton et « la pance et autres choses blanches, d’autre part » (T2, p. 149) ; qui insiste sur la couleur brune qu’il faut obtenir pour une vinaigrette (T2, p. 164) ; ou qui mentionne scrupuleusement la couleur jaune qu’il faut donner à la « comminée de poulaille » avec du safran ou des œufs ou leurs « moyeux » (jaunes) (T2, p. 161). Si on se plaisait à exagérer, on pourrait presque dire que la cuisine médiévale n’aurait jamais le même goût, réinventée à chaque préparation, mais toujours les mêmes couleurs, qui marquent les aliments comme des noms.


  C’eut été commode d’installer la période médiévale comme l’ante… l’anti période rationaliste. Une période qui ne connaît pas la rigueur et la prévoyance, qui ne sait pas identifier/différentier, qui ignore la norme et qui n’a de cesse d’improviser, d’adapter, de réinventer, bref une période qui n’est pas hypothéquée. Mais la démonstration schématique, heureusement, bute contre ce souci apporté aux couleurs, qui bloque la possibilité d’établir une telle comparaison. C’est que les possibilités répondent à des nécessités pour être saisies. Comme des lignes séquentielles qui se longent et se croisent çà et là, il arrive que les possibilités changent et que les nécessités insistent, que les possibilités courent et que les nécessités changent, que les nécessités changent les possibilités ou inversement ou qu’elles les ravivent. Et la nécessité/possibilité dont nous parlons ici est celle de s’organiser, c’est-à-dire de délirer. Elle s’effectue, elle ne sort jamais de nulle part. Il va falloir venir à bout de ce souci des couleurs dans la cuisine médiévale…



Des exuvies singulières


  On a vu une organisation médiévale qui paraissait bordélique au regard de la rigueur totalitaire et normative du rationalisme. Une organisation qui, sans aller jusqu’à se désorganiser, s’évanouit déjà avant même de pouvoir s’installer. Le souci que la cuisine médiévale, qui pourtant paraît imprécise et vague, apporte aux couleurs est venu nous faire achopper, en ce qu’il témoigne qu’on a bien  affaire à une organisation, à un délire sophistiqué et à travers elle, à une puissance qui insiste.


  Ce souci des couleurs vient comme un indice éclatant que l’époque médiévale n’était pas le balbutiement maladroit d’une époque qui apprenait à peine à consigner, établir, normaliser et rationaliser, comme nous le faisons aujourd’hui, mais s’organisait, avec le même degré de sophistication, en fonction de ce qui lui était nécessaire et possible. Il vient casser l’artifice d’un continuité entre cette époque et celle moderne, où celle-ci puiserait ses racines dans celle-là, où celle-là préparerait celle-ci. Il vient nous dire comme cette époque ne trouvait pas nécessaire, et ne créait pas de possibilités, et ne trouvait pas possible, et ne créait pas de nécessités, par exemple, d’identifier/différentier. Cet îlot de singularité hydroponique de souci des couleurs, ce délire de l’organisation, nous donne à penser que les différences entre les époques se jouent à des déplacements de rapports de forces, où telle nécessité/possibilité trouve une fonction prédominante et où telle autre s’évanouit dans une puissance qui n’en finit pas de s’effectuer entre nécessités qui créent des possibilités et possibilités qui créent des nécessités.


  A regarder ces îlots de singularités hydroponiques, on peut voir que la séquence médiévale est une organisation flottante, qui ne connaît pas la régularité, la norme impérative, la précision d’une identité/différentiation : une organisation qui ne sait pas prévoir, qui, comme le souligne Marc Bloch dans sa Société Féodale vivait « au jour le jour », où les gens étaient « obligés de s’en remettre aux ressources du moment et presque contraints de dépenser celles-ci sur le champ » (p. 74) ; une organisation qui n’a pas établi de référents axiomatiques, dont les échanges sont « irréguliers » (ibid. p.73), qui peut à peine mesurer la durée, dans « une vaste indifférence au temps » (ibid. p. 80), qui n’a pas aménagée ses routes en grandes artères, mais dont la circulation « se répandait, capricieusement, en une multitude de petits vaisseaux » (ibid. p. 70) ; une organisation enfin qui n’a pas fixé ses lois (« Des fractions entières de la vie sociale n’étaient que bien imparfaitement réglées par les textes, voire ne l’étaient pas du tout », ibid. p. 112), qui laisse courir une jurisprudence orale, qui interprète, adapte, déforme (ibid., p. 117) et multiplie des droits qui se croisent, se superposent et s’enchevêtrent sur chacun (ibid. p. 118).


  Ce n’est pas que surgissent des nécessités ou des possibilités nouvelles, mais plutôt que des possibilités effectuées déplacent des nécessités, que des nécessitées insistantes forcent des possibilités. Il faut voir ces corps faire avec ce qu’ils ont : notre société enregistre, consigne et archive une infinité de lois qui s’entassent, se contredisent et deviennent inapplicables de leur multitude ?, l’époque médiévale, qui n’écrit plus, s’en remet aux mémoires des témoins pour enregistrer sa jurisprudence, les choisit jeunes et s’assurent de marquer leurs esprits en accompagnant ses jugements d’une « gifle, un menu cadeau, voire un bain forcé » (M. Boch, la Société féodale, p. 116)… Notre époque dépose et protège, identifie et immortalise ses œuvres et ses créations ?, celle médiévale, qui n’a pas établi de différence éternelle entre individus et sociétés, raconte ses chansons de gestes qui courent d’histrions en troubadours, se déforment, se réinventent, se remodèlent selon le talent de leurs orateurs (ibid., p. 99). Il faut regarder ces corps inventer des parades, organiser, adapter, accommoder, prendre appui, créer ; il faut les regarder au travail faire feu de tout bois.

 

  Il faut les voir peiner aussi dans le déploiement délirant de leur organisation, pressentir ce temps de retard qui prend appui sur des nécessités/possibilités qui s’effectuent et se déplacent l’une l’autre, qui s’installe sur des nécessités/possibilités qui ont déjà disparu, qui la voue, cette organisation qui ne veut pas s’effondrer, au délire. Regardez, parce que notre société peut établir et fixer, parce que celle médiévale peut se souvenir, comme elles utilisent les possibilités qui s’offrent à elles, le rationalisme pour celle-là, la coutume pour celle-ci, comme des croyances ahuries, qu’elles délirent jusqu’à ne plus les reconnaître, emportées dans leurs fantasmes hydroponiques. Et regardez l’ironie du malentendu qu’occasionne ce retard, qui fait que l’époque médiévale se veut conservatrice et traditionnelle quand son droit oral mute au gré de la faiblesse de ses mémoires (ibid. p. 117) ; qui fait encore que l’époque moderne identifie et différentie pour croire tout contrôler, quand ce qui travaille se joue dans ce que ce contrôle ne peut pas atteindre, qui a été appelé « l’inconscient ». Regardez-la cette ironie, elle est la cruauté même, le désespoir des peines perdues de ces corps qui n’en reviennent pas.


  Alors on doit sans doute pouvoir dire qu’à l’époque médiévale la couleur de sa cuisine sera marquante, comme une gifle ou un bain forcé, comme les exploits que racontent les troubadours, et qu’à l’époque moderne les saveurs seront identifiées, les ingrédients mesurés, le résultat normalisé et régulier, dans une logique rationnelle… Oui, peut-être… Mais on aurait tort de s’attarder sur les formes, les concours, les îlots de singularités que prennent telles ou telles nécessités/possibilités, comme si elles n’étaient pas couvertes de terre. Comme on aurait tort, une fois établies, de les opposer. J’insiste : il faut imaginer ces corps humains, médiévaux ou modernes, répondrent à leurs nécessités par les possibilités de dire, penser, agir qui s’offrent à eux, courant après, et avec quel retard, des possibilités qui actualisent des nécessités et des nécessités qui actualisent des possibilités, dans leur souci délirant de s’organiser. Peu importent les formes échouées, les exuvies abandonnées qui dérivent et errent. Il ne faut pas regarder l’outil, il faut regarder l’utilisation, l’effectuation de l’utilisation au travail. Il faut regarder et pressentir la force obstinée d’un corps qui insiste et invente, agence et adapte, crée et saisit, s’organise et délire. J’insiste encore : les formes de ces délires, les îlots de singularités hydroponiques, les agencements ponctuels et accidentels d’un moment n’ont aucune importance, ont déjà disparu avant même d’avoir eu le temps d’émerger tout à fait. En d’autres termes, les singularités n’existent pas ; un voisinage n’atteint jamais le seuil d’une singularité avant de s’évanouir. Imaginez le retard, de désarroi, la cruauté de ce malentendu qui veut que les corps s’organisent avec des singularités qui ne sont pourtant jamais atteintes tout à fait.


 

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commentaires

M
<br /> merci pour ce délicieux texte :-)<br /> <br /> <br />
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